La lumière et la mer
27/09/2024
Benoît Lugan
,
Cent Mille Milliards a publié sept titres de Benoît Lugan : trois romans (Le crayon de Dieu n’a pas de gomme, Des lits de marbre allongés sous les arbres, et Comme au ciel), un recueil de nouvelles (Les victimes sont nos enfants), un recueil de poésie (Un layon au clair de lune) et deux pièces de théâtres (La paesina et Le hêtre). Une production audacieuse, au style magnifique, concis et limpide, où les personnages se confrontent à une réalité qui leur échappe. De quoi notre existence est-elle donc faite ? De bruit et de fureur, nous dit Shakespeare, de rêve et de lumière, répondrait Benoît Lugan…
Depuis quand écris-tu ?
J’ai d’abord écrit dans mon cadre professionnel, évidemment. J’ai toujours recherché une écriture qui soit esthétique, même en matière administrative. Mais j’ai attendu un certain temps pour écrire au sens littéraire du terme… Le premier texte que j’ai publié a été Bordemer, en 2002. Auparavant, je m’exprimais en peignant à l’aquarelle. Dans une vie d’officier de marine embarquée, c’est-à-dire en mer 24 h/24, on trouve toujours une petite heure pour soi, que je consacrais donc à cette activité. Un jour, j’ai eu l’idée de peindre une série de portraits en les illustrant de textes courts, et je me suis d’abord mis à l’écriture de ceux-ci. Pour finalement terminer avec plus de textes que de portraits parce qu’à ce moment-là, je commençais à faire moins d’aquarelle… J’ai ainsi basculé dans l’activité littéraire avec la publication d’un petit recueil de textes sur la vie en mer : c’était Bordemer.
Comment as-tu choisi tes sujets ?
J’avais choisi des situations en mer suffisamment originales et intenses pour avoir envie d’en partager la saveur. Et je pense qu’ensuite, j’ai toujours procédé de la même manière. Quand me vient l’envie de partager une réflexion ou une idée avec les autres – ces autres étant singulièrement des lecteurs –, et que j’ai pour le faire trouvé le sujet d’une histoire ou d’un récit, je me mets à écrire. Après Bordemer, j’ai été sollicité par un auteur qui devait réaliser un ouvrage sur l’argot pratiqué à l’École navale, qui est celle qui m’a formé. Il avait entendu dire que je dessinais un peu et était venu vers moi pour que je fasse des illustrations de ses textes. Mais cette aventure a fait naufrage, l’auteur dérivant trop par rapport à la route initiale fixée par son commanditaire. Mes petits dessins me sont donc restés. Et un jour, les éditions Des Riaux avec qui j’étais en relation pour une publication sur la défense nationale pas à proprement parler littéraire, ont regardé ces dessins et m’ont proposé d’en faire un livre. Il y avait à peu près 70 illustrations auxquelles j’ai ajouté mes commentaires en lien avec l’argot de l’École navale. Et cela a donné Croquer la pomme qui, là aussi, procédait de l’envie de partager mon souvenir de l’École à l’aide du vecteur qui était le dessin.
Ensuite arrive ton premier roman…
Je me suis en effet lancé dans mon premier roman intitulé Temps de Toussaint en 2007-2008. J’avais envie de continuer ce que j’avais commencé avec Bordemer, c’est-à-dire m’exprimer par l’écrit. Et pour le coup, Temps de Toussaint ne propose pas réellement de réflexion particulière mais simplement une histoire, presque policière. Avec lui, je me suis d’abord attaché à la recherche d’un style, au travail sur les dialogues qui, à l’époque, me donnaient plus de soucis que la description des paysages – avec lesquels j’essayais de retrouver l’esprit de mes aquarelles, qui avaient toujours mis une histoire en scène.
Tu as aussi écrit sur Jacques Chirac…
Jacques Chirac avait quitté ses fonctions depuis quelques années déjà. Et j’avais été auparavant un de ses aides de camp. Je trouvais que la presse n’était pas très tendre avec lui alors qu’il était en train de devenir un vieux monsieur qu’on pouvait laisser vivre en paix. J’ai donc eu envie en 2011 d’écrire le portrait de l’homme que je connaissais, moi. Là, je revenais à mon procédé initial : partager avec le lecteur ma connaissance du personnage Jacques Chirac, à travers les récits d’évènements que j’avais vécus auprès de lui et que je me sentais autorisé à raconter, sachant que dans ce genre de fonction, il y a toujours une réserve, bien entendu.
Ensuite, tu écris Le crayon de Dieu n’a pas de gomme…
J’atteignais tout doucement la fin de ma carrière professionnelle, en 2016. Un homme élégant et Temps de Toussaint n’avaient peut-être pas rencontré tout leur public mais quand même suscité deux ou trois critiques agréables, et j’ai eu alors envie d’un nouveau roman, toujours sur le même principe de partager mon jus de crâne. Là, il s’agissait de la manière dont je voyais naître une vocation de prêtre, phénomène qui m’a toujours intrigué. L’effort de ce premier roman a été aussi celui d’une production un peu plus consistante. Je crois d’ailleurs que je suis alors parvenu à peu près à mon format standard, qui est celui de romans pas trop longs mais pas très courts non plus, autour de 150 pages. On me disait souvent que je faisais un peu court, mais j’ai un peu de mal à diluer, j’aime beaucoup la concision – même si je recherche aussi la précision dans la description des lieux et des personnes. Ce serait mission impossible pour moi de composer sur 300, 400, 500, 600 pages. J’avais conscience qu’on m’avait dit plusieurs fois que mon premier roman était presque un scénario. Et alors ? C’est vrai que chaque chapitre débutait par un haïku et qu’ensuite le style était encore plus elliptique ! Je me suis en tout cas attaché à donner plus de matière au Crayon de Dieu…
C’était le premier livre d’une série chez Cent Mille Milliards…
J’ai en effet rencontré un éditeur qui a la gentillesse d’aimer ce que je fais et avec lequel nous avons construit une relation fidèle… Cela fait sept ans maintenant, un livre par an ! Fort de cette confiance, je me suis avancé avec son soutien dans diverses directions, toujours avec l’idée de partager une réflexion ou un sujet, mais avec un support qui ne soit pas toujours le même. Plusieurs lecteurs m’avaient aussi dit que mes personnages n’étaient pas assez sombres, que je dépeignais des humains toujours assez touchants. Ce qu’ils retenaient, c’était la lumière et la clarté de ces personnages. Pourtant, dans Le crayon de Dieu, si l’on s’en souvient, il y a déjà de la matière sombre, puisqu’un viol et un suicide sont commis. Comme il n’y avait donc pas assez de méchants dans mes histoires, je me suis interrogé sur le côté sombre de l’humanité au sujet duquel je pourrais partager des réflexions avec des lecteurs. Ma vie professionnelle, qui était donc une vie de militaire, m’amenait à bien connaître la guerre. Et c’est finalement autour du caractère assez paradoxal de cette activité terrible dans laquelle l’humanité et les humains semblent pourtant souvent se complaire, que j’ai tourné. J’ai alors pensé qu’une série d’histoires brèves situées au sein des conflits que la France a traversés depuis les derniers siècles permettrait d’attirer l’attention sur ce thème, tout en restant très anonyme, puisque les personnages ne sont désignés que par des initiales. Ainsi est né Les victimes sont nos enfants, titre qui dit bien la détresse et l’iniquité des conflits guerriers.
Avant ce recueil de nouvelles, il y a eu un second roman, Des lits de marbre allongés sous les arbres. Que tu as ensuite adapté au théâtre…
« Des lits de marbre allongés sous les arbres » est en fait un haïku extrait de mon tout premier roman, Temps de Toussaint. Une lectrice des Lits de marbre m’avait donné l’idée de faire une adaptation de ce roman pour le théâtre car elle y trouvait une unité de lieu, de temps et d’action : un petit groupe de personnes ont des rêves et en discutent pour comprendre la construction d’une personnalité. Entretemps, j’avais en effet essayé de progresser dans les dialogues et les échanges entre les protagonistes… J’ai trouvé l’idée intéressante, surtout avec la manière de faire raconter les rêves par un personnage neutre, un peu comme les chœurs qu’on trouve dans le théâtre grec. Cela a donné cette adaptation que j’ai intitulé La paesina. J’ai beaucoup aimé faire cette transition vers le théâtre, et c’est ce plaisir qui m’a donné envie d’utiliser à nouveau l’outil théâtral pour Le hêtre, qui vient de paraître.
Entre les deux, il y a Comme au ciel, où le rêve occupe aussi une place prépondérante…
Pour le coup, le rêve est ici au cœur d’une hypothèse sur la création du monde et sur la validité de cette hypothèse, et j’ai choisi de projeter ce récit dans le futur de façon à le rendre vraisemblable. C’est ce qu’on appelle aujourd’hui une « dystopie ». Il y a dans ce roman un voyage spatial, et comme ces voyages sont à l’échelle du temps humain extrêmement longs, le roman se déroule sur presque un siècle. Ce qui permet d’aller loin dans des hypothèses historiques, notamment si un jour une papesse dirigera l’église catholique. Mon idée était de nous interroger sur le rêve comme l’un des éléments fondateurs de la construction du monde… Dans cette hypothèse, autant se placer dans un futur possible !
Quelles difficultés as-tu rencontrées pour écrire de la science-fiction ?
C’est toi qui m’as dit à plusieurs reprises que mes romans pourraient tous être des scénarios de films, et je suis assez d’accord là-dessus. Avec Comme au ciel, j’ai construit des allers et retours entre le présent et le futur afin d’entretenir un certain mystère : deux histoires se déroulent alternativement, l’une dans le présent dans un chapitre, l’autre dans le futur dans le chapitre suivant, ainsi de suite, jusqu’à ce qu’elles se rejoignent et que le roman puisse se poursuivre et s’achever. La difficulté était de pouvoir rendre plausible ce voyage très loin dans l’espace, c’est-à-dire très loin dans le futur. Cet artifice de construction de l’histoire m’a plu. Et pour éviter les erreurs dans la chronologie et le recoupement des choses, j’ai quand même été obligé de mettre sur une feuille de papier une sorte de plan et des dates. Pour la petite histoire, chaque date citée dans le livre – le jour et le mois, pas les années, naturellement –, est la date anniversaire d’un membre de ma famille.
Reprenons la chronologie de tes livres. Avec Un layon au clair de lune, tu t’es lancé dans la poésie. Mais tu écrivais déjà des haïkus…
J’avais écrit des haïkus pour débuter les chapitres de Temps de Toussaint. Comme nous l’avons déjà évoqué, j’aime la concision et aussi que, quand on me lit, on visualise immédiatement le lieu ou la personne que je décris. Si écrire de la poésie m’intéressait en soi, le déclencheur a été un petit poème que j’ai rédigé à l’occasion du décès du père d’un ami. Un autre de mes amis, guitariste amateur de rock, me demandait aussi depuis longtemps de lui écrire des chansons. Je me suis donc attaché à transformer certains de mes poèmes en chansons en leur donnant un rythme un peu différent. Et puisque la langue anglaise est une langue plus souvent pratiquée dans le monde de la chanson, j’ai tenté d’en traduire certains. Et cela a donné ce recueil où se trouvent des poèmes simples et d’autres légèrement restructurés de sorte qu’on y trouve une forme de refrain et de couplet dans l’éventualité d’être chantés. J’ai envoyé ce recueil à mon ami qui m’a dit que cela ressemblait à du Bob Dylan, un sacré compliment, et que ça allait être compliqué à composer en musique, plutôt en ballades, même. Je lui ai répondu de se lâcher. C’est donc à lui de jouer… Le volume atteint par l’ensemble de ces poèmes n’était pas très important, et j’avais entre-temps réfléchi à la métempsycose, à propos de laquelle j’ai écrit un texte poétique en prose, Le cœur de Claude. Il a été inséré à la fin du Layon. Le sujet qui y préside est en effet particulièrement poétique : cette idée circulaire de la promenade d’une âme au travers de différentes enveloppes. Mon idée, qui est exprimée au milieu de ce récit, est qu’en réalité nous ne savons pas si nous remontons le temps, si nous le descendons ou si nous tournons autour. À la fin du Cœur de Claude, on revient au début en étant passé par plusieurs formes successives…
Maintenant que tu as couvert tous les moyens d’expression écrite, poésie, chanson, théâtre, nouvelle, roman et science-fiction, où as-tu trouvé le plus de plaisir sinon le plus de difficulté ?
Au départ, j’avais donc quelques difficultés avec les dialogues. Ma dernière production étant une pièce de théâtre, Le hêtre, j’espère avoir aujourd'hui résolu ce problème… Maintenant, ce qui me réjouit avant tout, c’est qu’un lecteur ou une lectrice me dise qu’il ou elle entend les feuilles des arbres bouger dans mes textes. Ce qui aussi me fait plaisir, c’est que les gens comprennent ce que j’ai envie de partager. Cela dit, le texte que je préfère, c’est Le cœur de Claude, parce qu’au fond, c’est celui-là que j’ai vraiment le plus aimé écrire. Mais j’aime aussi beaucoup mes nouvelles sur la guerre. Elles ont cette concision qui plante en quelques phrases un décor et immerge le lecteur dans une action qui se déroule inexorablement pour arriver toujours à la même fin tragique.
Qui sont tes auteurs préférés ?
Alors là, ils sont nombreux ! Gracq, Camus, Saint-Exupéry… Et aussi des auteurs moins connus mais avec le goût d’une belle langue : Perret, Giono, Boulanger, Nourrissier… Tournier, aussi, avec qui j’ai eu un échange épistolaire : quand les gens me plaisent, je leur écris, et Tournier a eu la gentillesse de me répondre, ce qui l’a fait encore un peu plus monter dans mon estime ! J’aime bien que le texte soit bien écrit, en général. Parmi les auteurs français contemporains, j’aime beaucoup le style de Modiano, et parmi les encore plus contemporains, je reconnais à Houellebecq un grand talent de déchiffreur du monde tel qu’il est, malheureusement sombre. Chez les auteurs étrangers, j’ai toujours eu beaucoup d’admiration pour l’Italien Alessandro Baricco, dont les livres sont magnifiques et, eux aussi, assez concis. En littérature anglo-saxonne contemporaine, celui qui m’a vraiment marqué, c’est Paul Auster, avec ses personnages toujours disparaissant. C’est un grand écrivain. Bien sûr, il y a aussi les monuments comme Hemingway… J’aime bien la littérature de voyage, celle de Bouvier en particulier. Son style et sa plume sont absolument extraordinaires.
Ce sont tous de grands stylistes, en fait…
Oui, c’est le style qui me parle. Je suis attiré par quelqu’un qui a su se fabriquer un style reconnaissable en deux phrases et qui, tout en utilisant un vocabulaire et une construction pas forcément académiques, produit quelque chose d’extrêmement puissant et séduisant. Par exemple, on est happé par l’écriture de Céline, c’est quelqu’un qui était dans un autre monde quand il écrivait… Bref, je ne suis pas très intéressé par ce que j’appelle la « littérature selfie », aujourd’hui absolument généralisée. Il y a toujours eu des écrivains pour décrire leur époque et la manière dont elle vit. Mais cela m’intéresse moins, malgré les auteurs de grand talent dans ce genre-là.
Est-ce que tu prépares un prochain texte ?
Je ne sais pas encore très bien. Ce sera probablement un roman. Je voudrais exposer mon point de vue sur la justice, j’ai une petite idée d’une histoire mais c’est vraiment très flou… Je voudrais interroger sur la manière dont la justice est rendue. Un auteur québécois disait : « Lorsqu’on a la justice divine, on n’a pas besoin de la justice des hommes. » Je trouve que sur la sanction, sur la prison, on se trompe souvent, on fait fausse route. On devrait n’emprisonner que les personnes qui présentent un danger pour la société. Emprisonner pour punir me semble une erreur, ce n’est pas une bonne manière de faire… Tout le monde a le droit à une défense, mais jusqu’où ? Comment cette défense doit-elle se construire ? Voilà, je réfléchis à ça… Il se trouve que je vais bientôt passer trois semaines au bord du lac de Constance, je serai seul et n’aurai rien d’autre à faire. Je vais essayer d’avancer sur mon sujet…
Tous tes personnages se retrouvent plus ou moins dans tous tes livres…
J’aime bien qu’il y ait ces liens, je les ai intentionnellement créés. Certains des protagonistes Des lits de marbre ou de Comme au ciel sont ceux du Crayon de Dieu… Des descriptions de Bordemer ont une parenté avec des poèmes du Layon… Dans mon prochain roman, a priori, il y aura un peu des personnages déjà vus dans les précédents livres, ou alors des liens… J’espère que cela n’est pas vu par mes lecteurs comme de la paresse. Je le ressens comme une sorte de percolation, une maturation d’un univers qui se décante au fil du temps et, comme le vin, rend encore meilleure la chose.
La mer est aussi présente dans chacun de tes textes.
Oui, la mer est souvent là. Ma vie professionnelle a été une vie de marin, et je suis aussi un marin plaisancier – j’ai un voilier avec lequel j’essaye de sortir aussi souvent que possible. Et puis je suis né à Brest, ma mère est une finistérienne du Finistère Nord, d’un petit village agricole pas très éloigné de Saint-Pol-de-Léon. Ça sent la mer, là-bas, il y a toujours le parfum de l’iode. Donc, oui, la mer coule dans mes veines…
Titres parus chez Cent Mille Milliards :
Cent Mille Milliards a publié sept titres de Benoît Lugan : trois romans (Le crayon de Dieu n’a pas de gomme, Des lits de marbre allongés sous les arbres, et Comme au ciel), un recueil de nouvelles (Les victimes sont nos enfants), un recueil de poésie (Un layon au clair de lune) et deux pièces de théâtres (La paesina et Le hêtre). Une production audacieuse, au style magnifique, concis et limpide, où les personnages se confrontent à une réalité qui leur échappe. De quoi notre existence est-elle donc faite ? De bruit et de fureur, nous dit Shakespeare, de rêve et de lumière, répondrait Benoît Lugan…
Depuis quand écris-tu ?
J’ai d’abord écrit dans mon cadre professionnel, évidemment. J’ai toujours recherché une écriture qui soit esthétique, même en matière administrative. Mais j’ai attendu un certain temps pour écrire au sens littéraire du terme… Le premier texte que j’ai publié a été Bordemer, en 2002. Auparavant, je m’exprimais en peignant à l’aquarelle. Dans une vie d’officier de marine embarquée, c’est-à-dire en mer 24 h/24, on trouve toujours une petite heure pour soi, que je consacrais donc à cette activité. Un jour, j’ai eu l’idée de peindre une série de portraits en les illustrant de textes courts, et je me suis d’abord mis à l’écriture de ceux-ci. Pour finalement terminer avec plus de textes que de portraits parce qu’à ce moment-là, je commençais à faire moins d’aquarelle… J’ai ainsi basculé dans l’activité littéraire avec la publication d’un petit recueil de textes sur la vie en mer : c’était Bordemer.
Comment as-tu choisi tes sujets ?
J’avais choisi des situations en mer suffisamment originales et intenses pour avoir envie d’en partager la saveur. Et je pense qu’ensuite, j’ai toujours procédé de la même manière. Quand me vient l’envie de partager une réflexion ou une idée avec les autres – ces autres étant singulièrement des lecteurs –, et que j’ai pour le faire trouvé le sujet d’une histoire ou d’un récit, je me mets à écrire. Après Bordemer, j’ai été sollicité par un auteur qui devait réaliser un ouvrage sur l’argot pratiqué à l’École navale, qui est celle qui m’a formé. Il avait entendu dire que je dessinais un peu et était venu vers moi pour que je fasse des illustrations de ses textes. Mais cette aventure a fait naufrage, l’auteur dérivant trop par rapport à la route initiale fixée par son commanditaire. Mes petits dessins me sont donc restés. Et un jour, les éditions Des Riaux avec qui j’étais en relation pour une publication sur la défense nationale pas à proprement parler littéraire, ont regardé ces dessins et m’ont proposé d’en faire un livre. Il y avait à peu près 70 illustrations auxquelles j’ai ajouté mes commentaires en lien avec l’argot de l’École navale. Et cela a donné Croquer la pomme qui, là aussi, procédait de l’envie de partager mon souvenir de l’École à l’aide du vecteur qui était le dessin.
Ensuite arrive ton premier roman…
Je me suis en effet lancé dans mon premier roman intitulé Temps de Toussaint en 2007-2008. J’avais envie de continuer ce que j’avais commencé avec Bordemer, c’est-à-dire m’exprimer par l’écrit. Et pour le coup, Temps de Toussaint ne propose pas réellement de réflexion particulière mais simplement une histoire, presque policière. Avec lui, je me suis d’abord attaché à la recherche d’un style, au travail sur les dialogues qui, à l’époque, me donnaient plus de soucis que la description des paysages – avec lesquels j’essayais de retrouver l’esprit de mes aquarelles, qui avaient toujours mis une histoire en scène.
Tu as aussi écrit sur Jacques Chirac…
Jacques Chirac avait quitté ses fonctions depuis quelques années déjà. Et j’avais été auparavant un de ses aides de camp. Je trouvais que la presse n’était pas très tendre avec lui alors qu’il était en train de devenir un vieux monsieur qu’on pouvait laisser vivre en paix. J’ai donc eu envie en 2011 d’écrire le portrait de l’homme que je connaissais, moi. Là, je revenais à mon procédé initial : partager avec le lecteur ma connaissance du personnage Jacques Chirac, à travers les récits d’évènements que j’avais vécus auprès de lui et que je me sentais autorisé à raconter, sachant que dans ce genre de fonction, il y a toujours une réserve, bien entendu.
Ensuite, tu écris Le crayon de Dieu n’a pas de gomme…
J’atteignais tout doucement la fin de ma carrière professionnelle, en 2016. Un homme élégant et Temps de Toussaint n’avaient peut-être pas rencontré tout leur public mais quand même suscité deux ou trois critiques agréables, et j’ai eu alors envie d’un nouveau roman, toujours sur le même principe de partager mon jus de crâne. Là, il s’agissait de la manière dont je voyais naître une vocation de prêtre, phénomène qui m’a toujours intrigué. L’effort de ce premier roman a été aussi celui d’une production un peu plus consistante. Je crois d’ailleurs que je suis alors parvenu à peu près à mon format standard, qui est celui de romans pas trop longs mais pas très courts non plus, autour de 150 pages. On me disait souvent que je faisais un peu court, mais j’ai un peu de mal à diluer, j’aime beaucoup la concision – même si je recherche aussi la précision dans la description des lieux et des personnes. Ce serait mission impossible pour moi de composer sur 300, 400, 500, 600 pages. J’avais conscience qu’on m’avait dit plusieurs fois que mon premier roman était presque un scénario. Et alors ? C’est vrai que chaque chapitre débutait par un haïku et qu’ensuite le style était encore plus elliptique ! Je me suis en tout cas attaché à donner plus de matière au Crayon de Dieu…
C’était le premier livre d’une série chez Cent Mille Milliards…
J’ai en effet rencontré un éditeur qui a la gentillesse d’aimer ce que je fais et avec lequel nous avons construit une relation fidèle… Cela fait sept ans maintenant, un livre par an ! Fort de cette confiance, je me suis avancé avec son soutien dans diverses directions, toujours avec l’idée de partager une réflexion ou un sujet, mais avec un support qui ne soit pas toujours le même. Plusieurs lecteurs m’avaient aussi dit que mes personnages n’étaient pas assez sombres, que je dépeignais des humains toujours assez touchants. Ce qu’ils retenaient, c’était la lumière et la clarté de ces personnages. Pourtant, dans Le crayon de Dieu, si l’on s’en souvient, il y a déjà de la matière sombre, puisqu’un viol et un suicide sont commis. Comme il n’y avait donc pas assez de méchants dans mes histoires, je me suis interrogé sur le côté sombre de l’humanité au sujet duquel je pourrais partager des réflexions avec des lecteurs. Ma vie professionnelle, qui était donc une vie de militaire, m’amenait à bien connaître la guerre. Et c’est finalement autour du caractère assez paradoxal de cette activité terrible dans laquelle l’humanité et les humains semblent pourtant souvent se complaire, que j’ai tourné. J’ai alors pensé qu’une série d’histoires brèves situées au sein des conflits que la France a traversés depuis les derniers siècles permettrait d’attirer l’attention sur ce thème, tout en restant très anonyme, puisque les personnages ne sont désignés que par des initiales. Ainsi est né Les victimes sont nos enfants, titre qui dit bien la détresse et l’iniquité des conflits guerriers.
Avant ce recueil de nouvelles, il y a eu un second roman, Des lits de marbre allongés sous les arbres. Que tu as ensuite adapté au théâtre…
« Des lits de marbre allongés sous les arbres » est en fait un haïku extrait de mon tout premier roman, Temps de Toussaint. Une lectrice des Lits de marbre m’avait donné l’idée de faire une adaptation de ce roman pour le théâtre car elle y trouvait une unité de lieu, de temps et d’action : un petit groupe de personnes ont des rêves et en discutent pour comprendre la construction d’une personnalité. Entretemps, j’avais en effet essayé de progresser dans les dialogues et les échanges entre les protagonistes… J’ai trouvé l’idée intéressante, surtout avec la manière de faire raconter les rêves par un personnage neutre, un peu comme les chœurs qu’on trouve dans le théâtre grec. Cela a donné cette adaptation que j’ai intitulé La paesina. J’ai beaucoup aimé faire cette transition vers le théâtre, et c’est ce plaisir qui m’a donné envie d’utiliser à nouveau l’outil théâtral pour Le hêtre, qui vient de paraître.
Entre les deux, il y a Comme au ciel, où le rêve occupe aussi une place prépondérante…
Pour le coup, le rêve est ici au cœur d’une hypothèse sur la création du monde et sur la validité de cette hypothèse, et j’ai choisi de projeter ce récit dans le futur de façon à le rendre vraisemblable. C’est ce qu’on appelle aujourd’hui une « dystopie ». Il y a dans ce roman un voyage spatial, et comme ces voyages sont à l’échelle du temps humain extrêmement longs, le roman se déroule sur presque un siècle. Ce qui permet d’aller loin dans des hypothèses historiques, notamment si un jour une papesse dirigera l’église catholique. Mon idée était de nous interroger sur le rêve comme l’un des éléments fondateurs de la construction du monde… Dans cette hypothèse, autant se placer dans un futur possible !
Quelles difficultés as-tu rencontrées pour écrire de la science-fiction ?
C’est toi qui m’as dit à plusieurs reprises que mes romans pourraient tous être des scénarios de films, et je suis assez d’accord là-dessus. Avec Comme au ciel, j’ai construit des allers et retours entre le présent et le futur afin d’entretenir un certain mystère : deux histoires se déroulent alternativement, l’une dans le présent dans un chapitre, l’autre dans le futur dans le chapitre suivant, ainsi de suite, jusqu’à ce qu’elles se rejoignent et que le roman puisse se poursuivre et s’achever. La difficulté était de pouvoir rendre plausible ce voyage très loin dans l’espace, c’est-à-dire très loin dans le futur. Cet artifice de construction de l’histoire m’a plu. Et pour éviter les erreurs dans la chronologie et le recoupement des choses, j’ai quand même été obligé de mettre sur une feuille de papier une sorte de plan et des dates. Pour la petite histoire, chaque date citée dans le livre – le jour et le mois, pas les années, naturellement –, est la date anniversaire d’un membre de ma famille.
Reprenons la chronologie de tes livres. Avec Un layon au clair de lune, tu t’es lancé dans la poésie. Mais tu écrivais déjà des haïkus…
J’avais écrit des haïkus pour débuter les chapitres de Temps de Toussaint. Comme nous l’avons déjà évoqué, j’aime la concision et aussi que, quand on me lit, on visualise immédiatement le lieu ou la personne que je décris. Si écrire de la poésie m’intéressait en soi, le déclencheur a été un petit poème que j’ai rédigé à l’occasion du décès du père d’un ami. Un autre de mes amis, guitariste amateur de rock, me demandait aussi depuis longtemps de lui écrire des chansons. Je me suis donc attaché à transformer certains de mes poèmes en chansons en leur donnant un rythme un peu différent. Et puisque la langue anglaise est une langue plus souvent pratiquée dans le monde de la chanson, j’ai tenté d’en traduire certains. Et cela a donné ce recueil où se trouvent des poèmes simples et d’autres légèrement restructurés de sorte qu’on y trouve une forme de refrain et de couplet dans l’éventualité d’être chantés. J’ai envoyé ce recueil à mon ami qui m’a dit que cela ressemblait à du Bob Dylan, un sacré compliment, et que ça allait être compliqué à composer en musique, plutôt en ballades, même. Je lui ai répondu de se lâcher. C’est donc à lui de jouer… Le volume atteint par l’ensemble de ces poèmes n’était pas très important, et j’avais entre-temps réfléchi à la métempsycose, à propos de laquelle j’ai écrit un texte poétique en prose, Le cœur de Claude. Il a été inséré à la fin du Layon. Le sujet qui y préside est en effet particulièrement poétique : cette idée circulaire de la promenade d’une âme au travers de différentes enveloppes. Mon idée, qui est exprimée au milieu de ce récit, est qu’en réalité nous ne savons pas si nous remontons le temps, si nous le descendons ou si nous tournons autour. À la fin du Cœur de Claude, on revient au début en étant passé par plusieurs formes successives…
Maintenant que tu as couvert tous les moyens d’expression écrite, poésie, chanson, théâtre, nouvelle, roman et science-fiction, où as-tu trouvé le plus de plaisir sinon le plus de difficulté ?
Au départ, j’avais donc quelques difficultés avec les dialogues. Ma dernière production étant une pièce de théâtre, Le hêtre, j’espère avoir aujourd'hui résolu ce problème… Maintenant, ce qui me réjouit avant tout, c’est qu’un lecteur ou une lectrice me dise qu’il ou elle entend les feuilles des arbres bouger dans mes textes. Ce qui aussi me fait plaisir, c’est que les gens comprennent ce que j’ai envie de partager. Cela dit, le texte que je préfère, c’est Le cœur de Claude, parce qu’au fond, c’est celui-là que j’ai vraiment le plus aimé écrire. Mais j’aime aussi beaucoup mes nouvelles sur la guerre. Elles ont cette concision qui plante en quelques phrases un décor et immerge le lecteur dans une action qui se déroule inexorablement pour arriver toujours à la même fin tragique.
Qui sont tes auteurs préférés ?
Alors là, ils sont nombreux ! Gracq, Camus, Saint-Exupéry… Et aussi des auteurs moins connus mais avec le goût d’une belle langue : Perret, Giono, Boulanger, Nourrissier… Tournier, aussi, avec qui j’ai eu un échange épistolaire : quand les gens me plaisent, je leur écris, et Tournier a eu la gentillesse de me répondre, ce qui l’a fait encore un peu plus monter dans mon estime ! J’aime bien que le texte soit bien écrit, en général. Parmi les auteurs français contemporains, j’aime beaucoup le style de Modiano, et parmi les encore plus contemporains, je reconnais à Houellebecq un grand talent de déchiffreur du monde tel qu’il est, malheureusement sombre. Chez les auteurs étrangers, j’ai toujours eu beaucoup d’admiration pour l’Italien Alessandro Baricco, dont les livres sont magnifiques et, eux aussi, assez concis. En littérature anglo-saxonne contemporaine, celui qui m’a vraiment marqué, c’est Paul Auster, avec ses personnages toujours disparaissant. C’est un grand écrivain. Bien sûr, il y a aussi les monuments comme Hemingway… J’aime bien la littérature de voyage, celle de Bouvier en particulier. Son style et sa plume sont absolument extraordinaires.
Ce sont tous de grands stylistes, en fait…
Oui, c’est le style qui me parle. Je suis attiré par quelqu’un qui a su se fabriquer un style reconnaissable en deux phrases et qui, tout en utilisant un vocabulaire et une construction pas forcément académiques, produit quelque chose d’extrêmement puissant et séduisant. Par exemple, on est happé par l’écriture de Céline, c’est quelqu’un qui était dans un autre monde quand il écrivait… Bref, je ne suis pas très intéressé par ce que j’appelle la « littérature selfie », aujourd’hui absolument généralisée. Il y a toujours eu des écrivains pour décrire leur époque et la manière dont elle vit. Mais cela m’intéresse moins, malgré les auteurs de grand talent dans ce genre-là.
Est-ce que tu prépares un prochain texte ?
Je ne sais pas encore très bien. Ce sera probablement un roman. Je voudrais exposer mon point de vue sur la justice, j’ai une petite idée d’une histoire mais c’est vraiment très flou… Je voudrais interroger sur la manière dont la justice est rendue. Un auteur québécois disait : « Lorsqu’on a la justice divine, on n’a pas besoin de la justice des hommes. » Je trouve que sur la sanction, sur la prison, on se trompe souvent, on fait fausse route. On devrait n’emprisonner que les personnes qui présentent un danger pour la société. Emprisonner pour punir me semble une erreur, ce n’est pas une bonne manière de faire… Tout le monde a le droit à une défense, mais jusqu’où ? Comment cette défense doit-elle se construire ? Voilà, je réfléchis à ça… Il se trouve que je vais bientôt passer trois semaines au bord du lac de Constance, je serai seul et n’aurai rien d’autre à faire. Je vais essayer d’avancer sur mon sujet…
Tous tes personnages se retrouvent plus ou moins dans tous tes livres…
J’aime bien qu’il y ait ces liens, je les ai intentionnellement créés. Certains des protagonistes Des lits de marbre ou de Comme au ciel sont ceux du Crayon de Dieu… Des descriptions de Bordemer ont une parenté avec des poèmes du Layon… Dans mon prochain roman, a priori, il y aura un peu des personnages déjà vus dans les précédents livres, ou alors des liens… J’espère que cela n’est pas vu par mes lecteurs comme de la paresse. Je le ressens comme une sorte de percolation, une maturation d’un univers qui se décante au fil du temps et, comme le vin, rend encore meilleure la chose.
La mer est aussi présente dans chacun de tes textes.
Oui, la mer est souvent là. Ma vie professionnelle a été une vie de marin, et je suis aussi un marin plaisancier – j’ai un voilier avec lequel j’essaye de sortir aussi souvent que possible. Et puis je suis né à Brest, ma mère est une finistérienne du Finistère Nord, d’un petit village agricole pas très éloigné de Saint-Pol-de-Léon. Ça sent la mer, là-bas, il y a toujours le parfum de l’iode. Donc, oui, la mer coule dans mes veines…
Titres parus chez Cent Mille Milliards :