#diable

16/01/2024

Bernard Pellegrin

,

Journaliste

Après une carrière de journaliste, Bernard Pellegrin choisit l’invention romanesque pour décrire notre époque et ses maux… C’est en poussant les personnages et leurs situations jusqu’au paroxysme, à la limite du vraisemblable et de l’imaginaire, qu’il est possible de séduire et d’étonner, affirme-t-il. Dans cette interview, il présente son dernier opus et se confie sur son travail d'auteur.

 

 

Tu as écrit deux recueils de nouvelles, Un petit air pas très loin du diable, paru cet hiver, et La mariée est descendue de la Porsche Cayenne, à l’automne 2022. Ils n’ont pas été écrits de la même manière cependant…

Oui, la différence notable, c'est que La mariée s'appuie sur mon expérience de journaliste. J’y raconte des situations de journaliste alors que les nouvelles du Petit air pas très loin du diable sont essentiellement des fictions, même si certaines comportent des éléments de réalité. C'est toujours la même chose : il y a de la fiction dans la réalité et de la réalité dans la fiction, on emprunte à l'une et à l’autre… Par exemple, dans Un petit air pas très loin du diable, la nouvelle Fadi part de la situation réelle de quelqu'un que je connais ; la nouvelle Loto Balto fait référence à un prof de philo qui a traversé ma vie, sans être exactement celui de cette nouvelle avec cette histoire de loto ; la nouvelle sur le prix Nobel est une vraie fiction, sauf que j'ai vraiment envoyé un mail à l’Académie Nobel qui ne m’a jamais répondu alors qu’ici j’invente une réponse… Très souvent, c’est un mélange : les nouvelles de La mariée, qui sont toutes des nouvelles journalistiques, peuvent aussi avoir un petit bout de fiction, comme si j'ajoutais du sel et du poivre sur une situation vécue.

Ces nouvelles de La mariée ont été écrites à l’époque, ou alors longtemps après ?

Plutôt longtemps après, dans les six mois qui ont précédé leur publication. J'avais des choses en-tête et des objectifs précis. Je voulais raconter un pays, des lieux qui sont à la fois inscrits dans la mythologie occidentale et dans la tradition orientale. J'avais envie de mélanger ces traits.

Pour le Petit air pas très loin du diable aussi, les nouvelles ont été écrites il y a longtemps ?

Là, c'est très mélangé : il y a des nouvelles écrites il y a longtemps, d’autres que j’ai partiellement ou presque totalement modifiées depuis, et il y a des choses que j'ai écrites plus récemment, au moment où je me suis dit que j’allais mettre tout ensemble.

Effectivement, ce livre est coupé en deux…

La seconde partie faisait l'objet d’un projet différent. À une époque, je voulais mener une sorte d’enquête journalistique sur des expériences qui disparaissent de notre environnement en raison des évolutions liées au climat, à la technologie, etc. Par exemple, le froid intense, qui est le sujet de la première nouvelle des Effacements. J'avais été voir un universitaire, historien du froid, et je l'avais trouvé très intéressant. Au cours de notre entretien, il m’a raconté beaucoup de choses sur le passage du péril du froid, dimension ancestrale de l’humanité, à celui du chaud, qui vient de se présenter à nous. Avec cet historien, nous avons essayé de dater le moment où on a basculé d’un péril à l’autre. C'est-à-dire entre l'hiver 1954, quand l'abbé Pierre lance son appel parce qu'il fait un froid épouvantable, et l’été 2003 avec cette canicule terrible qui tue 15.000 personnes âgées dans les EHPAD. Avec cet historien, nous avons donc estimé que ce basculement et son ressenti sur les gens se sont produits en 50 ans. Ce projet journalistique n’avait pas de rapport direct avec les nouvelles, mais je me suis rendu compte qu'il existait une espèce d'unité avec ce que j'avais écrit, avec cette idée d’expériences humaines qui sont en voie de disparition. Je suis parti de la première nouvelle qui a pour principal héros un fan des Rolling Stones, dont l’une des chansons les plus célèbres est Sympathy for the devil (« de la sympathie pour le diable »). Et je me suis dit que, d'une manière générale, qu'il s'agisse du froid puis du chaud, du cinéma, de l’écriture manuscrite, de la politique etc, notre société a beaucoup de sympathie pour le diable.

La manière dont tu écris Les effacements est aussi totalement différente : il n’y a pas vraiment de situation, et tu discutes avec tes petits-enfants…

Sur les cinq textes, il y en a trois dans lesquels mes petits-enfants sont les héros de ce basculement, de cet effacement. Parce que moi, je suis l’héritier d'un monde où il fait froid l’hiver, où l’on écrit à la main, où parfois ça sent très mauvais… Et eux sont les acteurs d'un monde où, a priori, il n’y a plus de « froid de canard », où l’ordinateur corrige automatiquement toutes les hésitations d’écriture etc. J'ai voulu être à la fois objectif et dans le ressenti littéraire. C’est-à-dire que mon sujet n'était pas la disparition du froid en tant que tel mais de ce qu'on appelait autrefois le « froid de canard » : « Ce matin, il fait un froid de canard ! », disait-on. Et ce froid est, ou était, un froid différent : il prenait les ongles, les mains, il était sec, méchant, il mordait, il pinçait. Et ça, c'est vrai qu'on ne le ressent plus guère. Même chose pour l'écriture manuscrite : j'ai le sentiment que moi, je connaissais l'écriture de mes parents, qui signaient le carnet scolaire, envoyaient des cartes postales et des lettres, et je pense qu’aujourd’hui mes petits-enfants ne connaissent pas la graphie de leurs parents… Et puis cette idée un peu ancienne des mauvaises odeurs m'est venue du livre que j'avais écrit sur le sucre : nous passons notre temps à acheter des produits qui sentent bons, qui sentent le sucré, à faire la chasse aux mauvaises odeurs, y compris aux mauvaises odeurs de la condition humaine proprement dite, liées à la maladie, à la mort. Il y a une négation de ces odeurs qui masque une négation de notre condition

Il pourrait y avoir d'autres sujets d’effacement, mais tu t'es limité à ces cinq sujets…

Il pourrait y en avoir d’autres, oui. Après, je ne voulais pas en faire un système. Alors je me suis cantonné et contenté des cinq sujets que j'avais un peu travaillés. Pour celle sur le sang rouge de la viande rose, j'avais depuis longtemps en tête cette cérémonie du gigot dominical dont je voulais faire quelque chose. Ce qui est amusant, c'est qu’une copine du même âge que moi m’a raconté que cette histoire du gigot et de la viande rose répugnante et obligatoire, elle l’avait expérimentée de la même manière !

Quand tu écris, comment sais-tu que ça va être une nouvelle ou un roman ?

Au début, je me disais qu'une nouvelle, c'était un roman court, et qu'un roman, c'était une nouvelle longue. Ce n'est pas vrai du tout, évidemment. C'est une erreur de commencer une nouvelle et de se dire : « Je vais en faire un roman. » Ce n'est pas la même manière d’écrire. Surtout, ce n’est pas la même manière de concevoir le récit. Une nouvelle doit avoir une conclusion à la fois rapide et inattendue, comme un claquement de doigt si j’ose dire. Il faut aussi se mettre dans la disposition d'écrire court. Dans le Petit air pas très loin du diable, il y a une nouvelle très courte : un type qui agresse une mère et sa fille dans une rame de métro en prenant leur carton de gâteaux et en le balançant par le vasistas. Au début, je m'étais dit que j’allais développer autour l’idée – un peu comme dans Les effacements – qu’il n’existe plus que des interactions numériques sans jamais aucune interaction même agressive, brutale directe, en face à face. Sur les réseaux sociaux, la violence est épouvantable mais virtuelle. Très vite, je me suis aperçu que cette idée perdait son intensité si on la développait longuement. L'intensité du propos tient à sa brièveté. 

Tu lis des nouvelles ?

Oui, j'en ai lu récemment de l’écrivain suisse Robert Walser. Il fait des choses bien plus subtiles et sophistiquées que moi. J’aime beaucoup. D’ailleurs, je complète ce que je disais avant : une nouvelle doit porter sur des choses relativement minimes, infimes. C’est ce que fait magnifiquement Walser. Tu ne racontes pas la bataille de Waterloo à travers une nouvelle. Ou tu peux le faire, mais ça n'aura d'intérêt que si tu passes à travers le chas d'une aiguille, c'est-à-dire une toute petite histoire liée à la bataille de Waterloo. La nouvelle traite de choses fugaces, fugitives… 

Quelle différence y a-t-il entre écrire une nouvelle et écrire un roman ?

C'est très différent. D’abord, le roman, me semble-t-il – je ne suis pas non plus le plus grand expert du monde –, s'écrit en sachant où l’on va et par où l’on passe. Pour moi le contraire de l’autofiction que je suis incapable de mener à bien. À part Printemps fragile, que Cent Mille Milliards a édité et qui n'était pas un roman policier, Matador et Bowling sont marqués par la forme du polar, même si, sur le fond, ce n’est pas totalement du polar : il y a un dénouement, des moments avec des fausses pistes, d’autres moments avec ce que les Américains appellent des cliffhangers dans les séries – tu laisses le héros au bord de la falaise, et personne ne sait ce qui va se passer après. Ce genre de livre exige d’avoir tout en-tête avant de commencer, même si, évidemment, comme n'importe quelle production écrite, l'écriture emmène l’auteur vers des endroits pas vraiment prévus. 

 

Matador et Bowling sont en effet les deux premiers volumes d’une trilogie policière…

Oui, je suis en train d'écrire le troisième volume avec, comme je le disais à l’instant, un scénario qui sait où il va, d'un point à un autre. Et avec le tour assez politique que j’ajoute à ces polars… Dans le premier volume, un type de mon âge culpabilise sur tout ce que la génération de mai 1968 a fait de contreproductif pour la planète, alors que cette génération imaginait être révolutionnaire. Dans le second, des très riches renoncent à être très riches, mais certains refusent ce déclassement et veulent maintenir à tout prix « l’ordre » de l’inégalité sociale. Le troisième tourne autour du sort réservé aux marginaux, aux minorités. Une fois qu'on a dit ça, il faut que ça s'inscrive dans le moule du polar… On a donné aux deux premiers tomes de la trilogie le terme assez générique des Temps criminels, et je trouve que ce n'est pas si banal que ça de dire que cette fin du 20e, ce début du 21e siècle sont marqués par des attitudes, des pulsions criminelles. On voit aujourd’hui monter des courants qui prônent la violence criminelle. Je suis effaré de voir que l’extrême droite allemande propose de retirer leur nationalité à tous les Allemands d’origine étrangère. C’est incroyable ! La fiction est toujours un peu en avance et j'espère qu'elle ne sera pas rattrapée, vu ce que je me propose de raconter ! Mais la réalité est à quelques mètres derrière, et la distance s’amenuise…

À propos de ce lien entre la réalité et la fiction, comment échapper à la réalité quand on écrit ?

J’essaye de pousser les situations jusqu’au paroxysme, d'inventer des choses qui sont à la limite du possible et de l’imaginaire. Il me semble que c'est dans ces extrêmes qu'on peut distraire, éventuellement séduire, le lecteur. Voire le faire réfléchir…

Comment ça, jusqu’au paroxysme ?

Dans Matador, il y a un passage où je place la tête de quelqu'un qui vient d'être assassiné sur un rayon de supermarché consacré aux nouveaux produits du magasin. Ça m'amuse de faire entrer en collision la réalité et la fiction dans le roman. Cette femme assassinée est une marketeuse et, en tant que telle, sa tête est mise sur un rayon de supermarché qui est le temple de la consommation. Elle est placée entre un pot de confiture bio et une purée macrobiote comme n’importe quel autre produit nouveau. Ça m'amuse de faire ce genre de choses…

Les deux premières nouvelles d’Un petit air pas très loin du diable jouent aussi avec la réalité et la fiction, puisque la deuxième nouvelle reprend la première pour faire intervenir son auteur face à un personnage qui lui reproche d’avoir osé écrire ça…

Ah oui ! Ça s'est vraiment passé comme ça ! Ce qui m’a un peu surpris, d’ailleurs… J'ai lu cette nouvelle sur les Rolling Stones à une personne dont la première réaction a été de dire : « C'est complètement dingue, ton truc ! Mais comment tu peux oser faire des choses pareilles ? » Etc. Et, tout d'un coup, je me suis dit que, contrairement à ce qu'on peut croire, le récit, ici une nouvelle, a une force physique. Alors j'ai voulu développer ce petit dialogue d'après lecture en menant une réflexion sur « Pourquoi on lit ? » plutôt que « Pourquoi on écrit ? ». Est-ce qu'on lit pour se rassurer, pour être au chaud dans le livre ? Ou est-ce qu'on lit pour se mettre en danger, parce qu’on va partager des choses sombres avec l’écrivain ?

Pour revenir à la trilogie, qu'est-ce qui déclenche le besoin de poursuivre le premier roman déjà paru et de se dire : « Finalement, on peut aller plus loin, avec le même personnage ou pas… » ?

Il y a le fil rouge des personnages… Dans les circonstances précises de Matador, suivi de Bowling, et bientôt du troisième volume, c’est le personnage d’une femme flic double que j'ai voulu creuser. Et ce personnage est devenu un fil rouge. Il avait peut-être besoin d'un deuxième livre, puis d'un troisième, pour se raconter, se développer. Il y avait aussi cette idée d'une trilogie, d’un panorama plus vaste qu'un seul livre pour raconter « la criminalité des temps présents » : la criminalité à l'égard de la planète, des minorités, de l'écart entre les très riches et les très pauvres…

Comment tu travailles ? Est-ce que tu te lèves tôt le matin ou est-ce que tu écris tard dans la nuit ? Ou seulement quand tu as le temps ? Est-ce que tu prends des notes tout le temps sur des petits bouts de papier ?

J’écris le soir, parce que je ne suis pas du matin… Je me suis aussi rendu compte que j'écris de plus en plus sur mon mobile, comme si mon téléphone était un carnet de notes. À ceci près que je n'écris pas des notes mais des bouts de textes directement dans le drive sur des fichiers que j'ai ouverts en autant de chapitres. Ça me pousse à écrire directement, sans brouillon. Mais aussi à reprendre car je reprends énormément… En général, le premier jet a une forme qui ne me satisfait pas du tout. Je me dis : tu retravailleras ça plus tard. Ensuite je relis et je retravaille continuellement, jusqu'à l'écœurement du texte. Oui, jusqu’à l’écœurement, presque. J'ai le sentiment que je polis le texte, que je le façonne comme un artisan qui fabriquerait un truc en le ponçant, en le travaillant sur l’établi.

Est-ce que tu fais un plan avant d’écrire ?

Oui, pour les polars, je fais un gros plan. En fait, c’est plus qu’un plan, c’est un synopsis, qui peut se transformer au fur et à mesure. Ce n'est pas parce qu’elle est écrite dans le synopsis, que je vais garder de façon un peu têtue une idée initiale, mais le synopsis fixe quand même les choses.

Ce synopsis prévoit-il aussi des situations ou des expressions particulières à des endroits précis que tu tiens à respecter ?

Si tu fais allusion à Perec, notre écrivain commun préféré, et aux contraintes de La vie mode d’emploi, la comparaison est impossible à tenir. D’abord, parce que c’est un géant ensuite parce que je suis incapable de faire ça. Et puis l’écriture contrainte de Perec EST sa littérature… En revanche, je suis beaucoup dans l'idée qu'il faut, comme on le disait tout à l’heure, connaitre le chemin qu’on va emprunter. 

Pourtant, dans Matador, tu glisses des billets de cinéma dans les poches des victimes, c’est pas prévu au départ ça…

En effet, c’est venu comme ça ! Il y a des gens qui m'ont reproché de mettre trop de « culture » dans ces polars. C'est vrai qu'il y a beaucoup de références, notamment au cinéma, mais aussi à des événements historiques, à la littérature, à la peinture, etc. Bowling, par exemple, commence, sur un tableau de Rothko. Si je ne me mets pas dans mes histoires, comme dans l’autofiction, en revanche j’aime bien utiliser ce qui m’intéresse dans la vie ordinaire : la peinture, le théâtre, la littérature, le cinéma, les langues étrangères, etc. Dans Matador, les tickets de cinéma qu'on trouve dans les poches des uns et des autres, c’est un petit gimmick. J'aime bien travailler ces clins d’œil pour qu'au fil de la lecture, des choses un peu répétitives viennent ajouter une trame supplémentaire…

Après une carrière de journaliste, Bernard Pellegrin choisit l’invention romanesque pour décrire notre époque et ses maux… C’est en poussant les personnages et leurs situations jusqu’au paroxysme, à la limite du vraisemblable et de l’imaginaire, qu’il est possible de séduire et d’étonner, affirme-t-il. Dans cette interview, il présente son dernier opus et se confie sur son travail d'auteur.

 

 

Tu as écrit deux recueils de nouvelles, Un petit air pas très loin du diable, paru cet hiver, et La mariée est descendue de la Porsche Cayenne, à l’automne 2022. Ils n’ont pas été écrits de la même manière cependant…

Oui, la différence notable, c'est que La mariée s'appuie sur mon expérience de journaliste. J’y raconte des situations de journaliste alors que les nouvelles du Petit air pas très loin du diable sont essentiellement des fictions, même si certaines comportent des éléments de réalité. C'est toujours la même chose : il y a de la fiction dans la réalité et de la réalité dans la fiction, on emprunte à l'une et à l’autre… Par exemple, dans Un petit air pas très loin du diable, la nouvelle Fadi part de la situation réelle de quelqu'un que je connais ; la nouvelle Loto Balto fait référence à un prof de philo qui a traversé ma vie, sans être exactement celui de cette nouvelle avec cette histoire de loto ; la nouvelle sur le prix Nobel est une vraie fiction, sauf que j'ai vraiment envoyé un mail à l’Académie Nobel qui ne m’a jamais répondu alors qu’ici j’invente une réponse… Très souvent, c’est un mélange : les nouvelles de La mariée, qui sont toutes des nouvelles journalistiques, peuvent aussi avoir un petit bout de fiction, comme si j'ajoutais du sel et du poivre sur une situation vécue.

Ces nouvelles de La mariée ont été écrites à l’époque, ou alors longtemps après ?

Plutôt longtemps après, dans les six mois qui ont précédé leur publication. J'avais des choses en-tête et des objectifs précis. Je voulais raconter un pays, des lieux qui sont à la fois inscrits dans la mythologie occidentale et dans la tradition orientale. J'avais envie de mélanger ces traits.

Pour le Petit air pas très loin du diable aussi, les nouvelles ont été écrites il y a longtemps ?

Là, c'est très mélangé : il y a des nouvelles écrites il y a longtemps, d’autres que j’ai partiellement ou presque totalement modifiées depuis, et il y a des choses que j'ai écrites plus récemment, au moment où je me suis dit que j’allais mettre tout ensemble.

Effectivement, ce livre est coupé en deux…

La seconde partie faisait l'objet d’un projet différent. À une époque, je voulais mener une sorte d’enquête journalistique sur des expériences qui disparaissent de notre environnement en raison des évolutions liées au climat, à la technologie, etc. Par exemple, le froid intense, qui est le sujet de la première nouvelle des Effacements. J'avais été voir un universitaire, historien du froid, et je l'avais trouvé très intéressant. Au cours de notre entretien, il m’a raconté beaucoup de choses sur le passage du péril du froid, dimension ancestrale de l’humanité, à celui du chaud, qui vient de se présenter à nous. Avec cet historien, nous avons essayé de dater le moment où on a basculé d’un péril à l’autre. C'est-à-dire entre l'hiver 1954, quand l'abbé Pierre lance son appel parce qu'il fait un froid épouvantable, et l’été 2003 avec cette canicule terrible qui tue 15.000 personnes âgées dans les EHPAD. Avec cet historien, nous avons donc estimé que ce basculement et son ressenti sur les gens se sont produits en 50 ans. Ce projet journalistique n’avait pas de rapport direct avec les nouvelles, mais je me suis rendu compte qu'il existait une espèce d'unité avec ce que j'avais écrit, avec cette idée d’expériences humaines qui sont en voie de disparition. Je suis parti de la première nouvelle qui a pour principal héros un fan des Rolling Stones, dont l’une des chansons les plus célèbres est Sympathy for the devil (« de la sympathie pour le diable »). Et je me suis dit que, d'une manière générale, qu'il s'agisse du froid puis du chaud, du cinéma, de l’écriture manuscrite, de la politique etc, notre société a beaucoup de sympathie pour le diable.

La manière dont tu écris Les effacements est aussi totalement différente : il n’y a pas vraiment de situation, et tu discutes avec tes petits-enfants…

Sur les cinq textes, il y en a trois dans lesquels mes petits-enfants sont les héros de ce basculement, de cet effacement. Parce que moi, je suis l’héritier d'un monde où il fait froid l’hiver, où l’on écrit à la main, où parfois ça sent très mauvais… Et eux sont les acteurs d'un monde où, a priori, il n’y a plus de « froid de canard », où l’ordinateur corrige automatiquement toutes les hésitations d’écriture etc. J'ai voulu être à la fois objectif et dans le ressenti littéraire. C’est-à-dire que mon sujet n'était pas la disparition du froid en tant que tel mais de ce qu'on appelait autrefois le « froid de canard » : « Ce matin, il fait un froid de canard ! », disait-on. Et ce froid est, ou était, un froid différent : il prenait les ongles, les mains, il était sec, méchant, il mordait, il pinçait. Et ça, c'est vrai qu'on ne le ressent plus guère. Même chose pour l'écriture manuscrite : j'ai le sentiment que moi, je connaissais l'écriture de mes parents, qui signaient le carnet scolaire, envoyaient des cartes postales et des lettres, et je pense qu’aujourd’hui mes petits-enfants ne connaissent pas la graphie de leurs parents… Et puis cette idée un peu ancienne des mauvaises odeurs m'est venue du livre que j'avais écrit sur le sucre : nous passons notre temps à acheter des produits qui sentent bons, qui sentent le sucré, à faire la chasse aux mauvaises odeurs, y compris aux mauvaises odeurs de la condition humaine proprement dite, liées à la maladie, à la mort. Il y a une négation de ces odeurs qui masque une négation de notre condition

Il pourrait y avoir d'autres sujets d’effacement, mais tu t'es limité à ces cinq sujets…

Il pourrait y en avoir d’autres, oui. Après, je ne voulais pas en faire un système. Alors je me suis cantonné et contenté des cinq sujets que j'avais un peu travaillés. Pour celle sur le sang rouge de la viande rose, j'avais depuis longtemps en tête cette cérémonie du gigot dominical dont je voulais faire quelque chose. Ce qui est amusant, c'est qu’une copine du même âge que moi m’a raconté que cette histoire du gigot et de la viande rose répugnante et obligatoire, elle l’avait expérimentée de la même manière !

Quand tu écris, comment sais-tu que ça va être une nouvelle ou un roman ?

Au début, je me disais qu'une nouvelle, c'était un roman court, et qu'un roman, c'était une nouvelle longue. Ce n'est pas vrai du tout, évidemment. C'est une erreur de commencer une nouvelle et de se dire : « Je vais en faire un roman. » Ce n'est pas la même manière d’écrire. Surtout, ce n’est pas la même manière de concevoir le récit. Une nouvelle doit avoir une conclusion à la fois rapide et inattendue, comme un claquement de doigt si j’ose dire. Il faut aussi se mettre dans la disposition d'écrire court. Dans le Petit air pas très loin du diable, il y a une nouvelle très courte : un type qui agresse une mère et sa fille dans une rame de métro en prenant leur carton de gâteaux et en le balançant par le vasistas. Au début, je m'étais dit que j’allais développer autour l’idée – un peu comme dans Les effacements – qu’il n’existe plus que des interactions numériques sans jamais aucune interaction même agressive, brutale directe, en face à face. Sur les réseaux sociaux, la violence est épouvantable mais virtuelle. Très vite, je me suis aperçu que cette idée perdait son intensité si on la développait longuement. L'intensité du propos tient à sa brièveté. 

Tu lis des nouvelles ?

Oui, j'en ai lu récemment de l’écrivain suisse Robert Walser. Il fait des choses bien plus subtiles et sophistiquées que moi. J’aime beaucoup. D’ailleurs, je complète ce que je disais avant : une nouvelle doit porter sur des choses relativement minimes, infimes. C’est ce que fait magnifiquement Walser. Tu ne racontes pas la bataille de Waterloo à travers une nouvelle. Ou tu peux le faire, mais ça n'aura d'intérêt que si tu passes à travers le chas d'une aiguille, c'est-à-dire une toute petite histoire liée à la bataille de Waterloo. La nouvelle traite de choses fugaces, fugitives… 

Quelle différence y a-t-il entre écrire une nouvelle et écrire un roman ?

C'est très différent. D’abord, le roman, me semble-t-il – je ne suis pas non plus le plus grand expert du monde –, s'écrit en sachant où l’on va et par où l’on passe. Pour moi le contraire de l’autofiction que je suis incapable de mener à bien. À part Printemps fragile, que Cent Mille Milliards a édité et qui n'était pas un roman policier, Matador et Bowling sont marqués par la forme du polar, même si, sur le fond, ce n’est pas totalement du polar : il y a un dénouement, des moments avec des fausses pistes, d’autres moments avec ce que les Américains appellent des cliffhangers dans les séries – tu laisses le héros au bord de la falaise, et personne ne sait ce qui va se passer après. Ce genre de livre exige d’avoir tout en-tête avant de commencer, même si, évidemment, comme n'importe quelle production écrite, l'écriture emmène l’auteur vers des endroits pas vraiment prévus. 

 

Matador et Bowling sont en effet les deux premiers volumes d’une trilogie policière…

Oui, je suis en train d'écrire le troisième volume avec, comme je le disais à l’instant, un scénario qui sait où il va, d'un point à un autre. Et avec le tour assez politique que j’ajoute à ces polars… Dans le premier volume, un type de mon âge culpabilise sur tout ce que la génération de mai 1968 a fait de contreproductif pour la planète, alors que cette génération imaginait être révolutionnaire. Dans le second, des très riches renoncent à être très riches, mais certains refusent ce déclassement et veulent maintenir à tout prix « l’ordre » de l’inégalité sociale. Le troisième tourne autour du sort réservé aux marginaux, aux minorités. Une fois qu'on a dit ça, il faut que ça s'inscrive dans le moule du polar… On a donné aux deux premiers tomes de la trilogie le terme assez générique des Temps criminels, et je trouve que ce n'est pas si banal que ça de dire que cette fin du 20e, ce début du 21e siècle sont marqués par des attitudes, des pulsions criminelles. On voit aujourd’hui monter des courants qui prônent la violence criminelle. Je suis effaré de voir que l’extrême droite allemande propose de retirer leur nationalité à tous les Allemands d’origine étrangère. C’est incroyable ! La fiction est toujours un peu en avance et j'espère qu'elle ne sera pas rattrapée, vu ce que je me propose de raconter ! Mais la réalité est à quelques mètres derrière, et la distance s’amenuise…

À propos de ce lien entre la réalité et la fiction, comment échapper à la réalité quand on écrit ?

J’essaye de pousser les situations jusqu’au paroxysme, d'inventer des choses qui sont à la limite du possible et de l’imaginaire. Il me semble que c'est dans ces extrêmes qu'on peut distraire, éventuellement séduire, le lecteur. Voire le faire réfléchir…

Comment ça, jusqu’au paroxysme ?

Dans Matador, il y a un passage où je place la tête de quelqu'un qui vient d'être assassiné sur un rayon de supermarché consacré aux nouveaux produits du magasin. Ça m'amuse de faire entrer en collision la réalité et la fiction dans le roman. Cette femme assassinée est une marketeuse et, en tant que telle, sa tête est mise sur un rayon de supermarché qui est le temple de la consommation. Elle est placée entre un pot de confiture bio et une purée macrobiote comme n’importe quel autre produit nouveau. Ça m'amuse de faire ce genre de choses…

Les deux premières nouvelles d’Un petit air pas très loin du diable jouent aussi avec la réalité et la fiction, puisque la deuxième nouvelle reprend la première pour faire intervenir son auteur face à un personnage qui lui reproche d’avoir osé écrire ça…

Ah oui ! Ça s'est vraiment passé comme ça ! Ce qui m’a un peu surpris, d’ailleurs… J'ai lu cette nouvelle sur les Rolling Stones à une personne dont la première réaction a été de dire : « C'est complètement dingue, ton truc ! Mais comment tu peux oser faire des choses pareilles ? » Etc. Et, tout d'un coup, je me suis dit que, contrairement à ce qu'on peut croire, le récit, ici une nouvelle, a une force physique. Alors j'ai voulu développer ce petit dialogue d'après lecture en menant une réflexion sur « Pourquoi on lit ? » plutôt que « Pourquoi on écrit ? ». Est-ce qu'on lit pour se rassurer, pour être au chaud dans le livre ? Ou est-ce qu'on lit pour se mettre en danger, parce qu’on va partager des choses sombres avec l’écrivain ?

Pour revenir à la trilogie, qu'est-ce qui déclenche le besoin de poursuivre le premier roman déjà paru et de se dire : « Finalement, on peut aller plus loin, avec le même personnage ou pas… » ?

Il y a le fil rouge des personnages… Dans les circonstances précises de Matador, suivi de Bowling, et bientôt du troisième volume, c’est le personnage d’une femme flic double que j'ai voulu creuser. Et ce personnage est devenu un fil rouge. Il avait peut-être besoin d'un deuxième livre, puis d'un troisième, pour se raconter, se développer. Il y avait aussi cette idée d'une trilogie, d’un panorama plus vaste qu'un seul livre pour raconter « la criminalité des temps présents » : la criminalité à l'égard de la planète, des minorités, de l'écart entre les très riches et les très pauvres…

Comment tu travailles ? Est-ce que tu te lèves tôt le matin ou est-ce que tu écris tard dans la nuit ? Ou seulement quand tu as le temps ? Est-ce que tu prends des notes tout le temps sur des petits bouts de papier ?

J’écris le soir, parce que je ne suis pas du matin… Je me suis aussi rendu compte que j'écris de plus en plus sur mon mobile, comme si mon téléphone était un carnet de notes. À ceci près que je n'écris pas des notes mais des bouts de textes directement dans le drive sur des fichiers que j'ai ouverts en autant de chapitres. Ça me pousse à écrire directement, sans brouillon. Mais aussi à reprendre car je reprends énormément… En général, le premier jet a une forme qui ne me satisfait pas du tout. Je me dis : tu retravailleras ça plus tard. Ensuite je relis et je retravaille continuellement, jusqu'à l'écœurement du texte. Oui, jusqu’à l’écœurement, presque. J'ai le sentiment que je polis le texte, que je le façonne comme un artisan qui fabriquerait un truc en le ponçant, en le travaillant sur l’établi.

Est-ce que tu fais un plan avant d’écrire ?

Oui, pour les polars, je fais un gros plan. En fait, c’est plus qu’un plan, c’est un synopsis, qui peut se transformer au fur et à mesure. Ce n'est pas parce qu’elle est écrite dans le synopsis, que je vais garder de façon un peu têtue une idée initiale, mais le synopsis fixe quand même les choses.

Ce synopsis prévoit-il aussi des situations ou des expressions particulières à des endroits précis que tu tiens à respecter ?

Si tu fais allusion à Perec, notre écrivain commun préféré, et aux contraintes de La vie mode d’emploi, la comparaison est impossible à tenir. D’abord, parce que c’est un géant ensuite parce que je suis incapable de faire ça. Et puis l’écriture contrainte de Perec EST sa littérature… En revanche, je suis beaucoup dans l'idée qu'il faut, comme on le disait tout à l’heure, connaitre le chemin qu’on va emprunter. 

Pourtant, dans Matador, tu glisses des billets de cinéma dans les poches des victimes, c’est pas prévu au départ ça…

En effet, c’est venu comme ça ! Il y a des gens qui m'ont reproché de mettre trop de « culture » dans ces polars. C'est vrai qu'il y a beaucoup de références, notamment au cinéma, mais aussi à des événements historiques, à la littérature, à la peinture, etc. Bowling, par exemple, commence, sur un tableau de Rothko. Si je ne me mets pas dans mes histoires, comme dans l’autofiction, en revanche j’aime bien utiliser ce qui m’intéresse dans la vie ordinaire : la peinture, le théâtre, la littérature, le cinéma, les langues étrangères, etc. Dans Matador, les tickets de cinéma qu'on trouve dans les poches des uns et des autres, c’est un petit gimmick. J'aime bien travailler ces clins d’œil pour qu'au fil de la lecture, des choses un peu répétitives viennent ajouter une trame supplémentaire…

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