#charrue

31/03/2023

Jacques Fabrizi

,

« Mettre la charrue avant les bœufs » 

L’expression populaire signifie faire les choses avec empressement, désordre et illogisme. Dans Gargantua, Rabelais la citait déjà : « mettoyt la charrette devant les bœufz ». Les Italiens utilisent une formule similaire « mettere il carro innanzi ai buoi » tandis que les Anglais préfèrent le cheval aux bœufs « To put the cart before the horse » et les Espagnols l’image du toit et de la maison « Empezar la casa por el tojado » commencer la maison par le toit. (1)

Cette expression traduit en vérité une méthode de gouvernement. Que ce soit pour la fin de vie où l’on envisage de légaliser « la mort administrée » sans développer au préalable les soins palliatifs ou pour la réforme des retraites qui impliquent que tous les salariés devront travailler deux années de plus sans se soucier des conditions mêmes de la santé au travail. 

Si certaines contraintes physiques semblent avoir diminué au cours des vingt dernières années, par contre l’accroissement de la souffrance psychique liée au travail constitue une préoccupation importante. Jean-Yves Juban — Professeur de sciences de gestion, Université Grenoble Alpes, UGA — et le Dr Isabelle Salmon — médecin du travail collaborateur, chercheur associé au CERAG, Université Grenoble Alpes, UGA — insistent sur le site the Conversation : « Pour que ces deux ans de travail supplémentaires puissent se concrétiser dans les faits, la question de la santé au travail doit se poser au préalable. Il s’agit notamment de passer d’une logique de réparation à une logique de prévention des maux du travail. Le projet du gouvernement comporte certes un volet pénibilité, mais les pistes présentées ne vont pour l’instant pas dans ce sens ». (2) 

Le Compte personnel de prévention de la pénibilité (C3P) était considéré comme une « usine à gaz » par le Medef — Organisme syndical patronal qui représente les dirigeants d'entreprise — et peu apprécié par Emmanuel Macron qui avait déclaré devant le patronat, lors de la campagne présidentielle, en mars 2017, « je n’aime pas le terme de pénibilité, donc je le supprimerai ». Après son accession au pouvoir, fin 2017, le C3P a été remplacé par le Compte professionnel de prévention (C2P). Le gouvernement ne s’est pas contenté de supprimer le mot « pénibilité », il a aussi réformé son financement et retiré quatre facteurs de risques : le port de charges lourdes, les postures pénibles, les vibrations mécaniques et les risques chimiques. Nombre de déménageurs, ouvriers du bâtiment ou coiffeurs ont ainsi été exclus du dispositif. (3)

Les pouvoirs publics et les entreprises ne prennent pas assez en considération le sort des personnes abîmées par leur activité professionnelle. C’est l’un des constats dressés par la Cour des comptes dans un rapport, publié mardi 20 décembre 2022, au sujet des politiques « de prévention en santé au travail ». La haute juridiction suggère même que certaines initiatives prises au début du premier mandat d’Emmanuel Macron ont été contre-productives. Ses appréciations entrent en résonance avec la réforme des retraites actuellement portée par l’exécutif, l’une des priorités affichées étant de renforcer les actions en faveur des salariés qui exercent des métiers éprouvants physiquement. (4)

Claire Edey Gamassou — maître de conférences en sciences de gestion, Université Paris-Est Créteil Val-de-Marne, UPEC — et Tarik Chakor — maître de conférences en sciences de gestion, Aix-Marseille Université, AMU — rappellent dans une récente tribune publiée sur le site the Conversation que « Tous risques confondus, seul un quart de salariés potentiellement exposés disposent d’un compte professionnel de prévention ; cette proportion varie entre 11 % pour le bruit et 53 % pour le travail de nuit. Ce phénomène de non-recours […] devrait amener à revoir profondément le dispositif, son périmètre, ses moyens et ses objectifs », ajoutent-ils. Ils considèrent aussi que la loi du gouvernement ne fait pas totalement l’impasse sur ces enjeux, mais qu’elle serait clairement insuffisante. Des pistes sont aujourd’hui « envisagées pour les métiers physiques ou répétitifs ; la création d’un fonds d’investissement d’un milliard d’euros pour la prévention de l’usure professionnelle ; la mise en place d’un suivi médical renforcé auprès des salariés ayant un métier pénible ; la possibilité de financer un congé de reconversion ; l’élargissement du compte professionnel de prévention (C2P) à plus de salariés et avec plus de droits. Cependant, elles apparaissent comme des mesures de réparation plutôt que de réelle prévention », analysent les deux auteurs qui concluent : « Des mesures ambitieuses et incitatives pour protéger les salariés et éviter les atteintes à leur santé dès les prises des postes manquent donc encore dans le projet de réforme des retraites ». (5)

L’application des dispositifs programmés par le gouvernement — telle une visite médicale obligatoire à 61 ans notamment pour les salariés concernés par le compte professionnel de prévention (C2P) — suppose une implication majeure des médecins du travail qui sont déjà notoirement débordés et en nombre insuffisant, comme le rappelait récemment dans une tribune publiée dans Jim.fr, le Dr Isabelle Méresse. (6) Le constat d’une médecine du travail exsangue conforte ce scepticisme.

Avec le 49-3, mais aussi le 47-1 et le 44-3, le gouvernement a eu recours de manière inédite à une succession d’articles de la Constitution pour faire passer la réforme des retraites. Cette méthode a faussé le débat démocratique ; elle a cristallisé une légitime colère et engendré une contestation nourrie. 

L’augmentation de l’espérance de vie, si elle justifie le recul de l’âge de départ à la retraite, recèle de grandes inégalités au détriment de ceux qui exercent un métier pénible. Après deux années supplémentaires, leur état de santé se révélera, sans aucun doute, encore plus dégradé. À défaut d’une véritable prévention de l’usure professionnelle, toutes composantes confondues, le déficit des comptes publics s’en trouverait aggravé par la nécessaire prise en soins des dommages induits par une exposition plus longue à de difficiles conditions de travail ; ce qui annihilerait le bénéfice même de la réforme.

« Antoine domine sans grands combats sa révolte : il connaît le prix de la liberté. Il sait déjà que tout se paie, le repos par la peine, la liberté par les coups, l’amour par l’ennui, la vie par la mort. » (7) 


I’m a poor lonesome doctor

______________

(1) https://www.edilivre.com/lexpression-de-la-semaine-mettre-la-charrue-avant-les-boeufs/

(2) Jean-Yves Juban et le Dr Isabelle Salmon : https://theconversation.com/travailler-plus-longtemps-mais-dans-quel-etat-le-cas-des-eboueurs-198888

(3) https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2023/01/25/penibilite-au-travail-ce-que-change-la-reforme-des-retraites_6159224_4355770.html

(4) https://www.lemonde.fr/politique/article/2022/12/22/penibilite-au-travail-la-cour-des-comptes-critique-la-reforme-sous-le-premier-quinquennat-macron_6155383_823448.html 

(5) Claire Edey Gamassou et Tarik Chakor : https://theconversation.com/penibilite-usure-professionnelle-burn-out-quelles-avancees-dans-le-projet-de-reforme-des-retraites-197972

(6) Dr Isabelle Méresse : https://www.jim.fr/medecin/jimplus/tribune/e-docs/retraite_anticipee_les_medecins_du_travail_au_centre_du_dispositif_a_leur_corps_defendant__196008/document_edito.phtml

(7) Paul Nizan, Antoine Bloyé, Éditions Grasset et Fasquelle, 1933

 

______________

Crédit photo : StormPetrel1, Le goudronneur. Flickr

« Mettre la charrue avant les bœufs » 

L’expression populaire signifie faire les choses avec empressement, désordre et illogisme. Dans Gargantua, Rabelais la citait déjà : « mettoyt la charrette devant les bœufz ». Les Italiens utilisent une formule similaire « mettere il carro innanzi ai buoi » tandis que les Anglais préfèrent le cheval aux bœufs « To put the cart before the horse » et les Espagnols l’image du toit et de la maison « Empezar la casa por el tojado » commencer la maison par le toit. (1)

Cette expression traduit en vérité une méthode de gouvernement. Que ce soit pour la fin de vie où l’on envisage de légaliser « la mort administrée » sans développer au préalable les soins palliatifs ou pour la réforme des retraites qui impliquent que tous les salariés devront travailler deux années de plus sans se soucier des conditions mêmes de la santé au travail. 

Si certaines contraintes physiques semblent avoir diminué au cours des vingt dernières années, par contre l’accroissement de la souffrance psychique liée au travail constitue une préoccupation importante. Jean-Yves Juban — Professeur de sciences de gestion, Université Grenoble Alpes, UGA — et le Dr Isabelle Salmon — médecin du travail collaborateur, chercheur associé au CERAG, Université Grenoble Alpes, UGA — insistent sur le site the Conversation : « Pour que ces deux ans de travail supplémentaires puissent se concrétiser dans les faits, la question de la santé au travail doit se poser au préalable. Il s’agit notamment de passer d’une logique de réparation à une logique de prévention des maux du travail. Le projet du gouvernement comporte certes un volet pénibilité, mais les pistes présentées ne vont pour l’instant pas dans ce sens ». (2) 

Le Compte personnel de prévention de la pénibilité (C3P) était considéré comme une « usine à gaz » par le Medef — Organisme syndical patronal qui représente les dirigeants d'entreprise — et peu apprécié par Emmanuel Macron qui avait déclaré devant le patronat, lors de la campagne présidentielle, en mars 2017, « je n’aime pas le terme de pénibilité, donc je le supprimerai ». Après son accession au pouvoir, fin 2017, le C3P a été remplacé par le Compte professionnel de prévention (C2P). Le gouvernement ne s’est pas contenté de supprimer le mot « pénibilité », il a aussi réformé son financement et retiré quatre facteurs de risques : le port de charges lourdes, les postures pénibles, les vibrations mécaniques et les risques chimiques. Nombre de déménageurs, ouvriers du bâtiment ou coiffeurs ont ainsi été exclus du dispositif. (3)

Les pouvoirs publics et les entreprises ne prennent pas assez en considération le sort des personnes abîmées par leur activité professionnelle. C’est l’un des constats dressés par la Cour des comptes dans un rapport, publié mardi 20 décembre 2022, au sujet des politiques « de prévention en santé au travail ». La haute juridiction suggère même que certaines initiatives prises au début du premier mandat d’Emmanuel Macron ont été contre-productives. Ses appréciations entrent en résonance avec la réforme des retraites actuellement portée par l’exécutif, l’une des priorités affichées étant de renforcer les actions en faveur des salariés qui exercent des métiers éprouvants physiquement. (4)

Claire Edey Gamassou — maître de conférences en sciences de gestion, Université Paris-Est Créteil Val-de-Marne, UPEC — et Tarik Chakor — maître de conférences en sciences de gestion, Aix-Marseille Université, AMU — rappellent dans une récente tribune publiée sur le site the Conversation que « Tous risques confondus, seul un quart de salariés potentiellement exposés disposent d’un compte professionnel de prévention ; cette proportion varie entre 11 % pour le bruit et 53 % pour le travail de nuit. Ce phénomène de non-recours […] devrait amener à revoir profondément le dispositif, son périmètre, ses moyens et ses objectifs », ajoutent-ils. Ils considèrent aussi que la loi du gouvernement ne fait pas totalement l’impasse sur ces enjeux, mais qu’elle serait clairement insuffisante. Des pistes sont aujourd’hui « envisagées pour les métiers physiques ou répétitifs ; la création d’un fonds d’investissement d’un milliard d’euros pour la prévention de l’usure professionnelle ; la mise en place d’un suivi médical renforcé auprès des salariés ayant un métier pénible ; la possibilité de financer un congé de reconversion ; l’élargissement du compte professionnel de prévention (C2P) à plus de salariés et avec plus de droits. Cependant, elles apparaissent comme des mesures de réparation plutôt que de réelle prévention », analysent les deux auteurs qui concluent : « Des mesures ambitieuses et incitatives pour protéger les salariés et éviter les atteintes à leur santé dès les prises des postes manquent donc encore dans le projet de réforme des retraites ». (5)

L’application des dispositifs programmés par le gouvernement — telle une visite médicale obligatoire à 61 ans notamment pour les salariés concernés par le compte professionnel de prévention (C2P) — suppose une implication majeure des médecins du travail qui sont déjà notoirement débordés et en nombre insuffisant, comme le rappelait récemment dans une tribune publiée dans Jim.fr, le Dr Isabelle Méresse. (6) Le constat d’une médecine du travail exsangue conforte ce scepticisme.

Avec le 49-3, mais aussi le 47-1 et le 44-3, le gouvernement a eu recours de manière inédite à une succession d’articles de la Constitution pour faire passer la réforme des retraites. Cette méthode a faussé le débat démocratique ; elle a cristallisé une légitime colère et engendré une contestation nourrie. 

L’augmentation de l’espérance de vie, si elle justifie le recul de l’âge de départ à la retraite, recèle de grandes inégalités au détriment de ceux qui exercent un métier pénible. Après deux années supplémentaires, leur état de santé se révélera, sans aucun doute, encore plus dégradé. À défaut d’une véritable prévention de l’usure professionnelle, toutes composantes confondues, le déficit des comptes publics s’en trouverait aggravé par la nécessaire prise en soins des dommages induits par une exposition plus longue à de difficiles conditions de travail ; ce qui annihilerait le bénéfice même de la réforme.

« Antoine domine sans grands combats sa révolte : il connaît le prix de la liberté. Il sait déjà que tout se paie, le repos par la peine, la liberté par les coups, l’amour par l’ennui, la vie par la mort. » (7) 


I’m a poor lonesome doctor

______________

(1) https://www.edilivre.com/lexpression-de-la-semaine-mettre-la-charrue-avant-les-boeufs/

(2) Jean-Yves Juban et le Dr Isabelle Salmon : https://theconversation.com/travailler-plus-longtemps-mais-dans-quel-etat-le-cas-des-eboueurs-198888

(3) https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2023/01/25/penibilite-au-travail-ce-que-change-la-reforme-des-retraites_6159224_4355770.html

(4) https://www.lemonde.fr/politique/article/2022/12/22/penibilite-au-travail-la-cour-des-comptes-critique-la-reforme-sous-le-premier-quinquennat-macron_6155383_823448.html 

(5) Claire Edey Gamassou et Tarik Chakor : https://theconversation.com/penibilite-usure-professionnelle-burn-out-quelles-avancees-dans-le-projet-de-reforme-des-retraites-197972

(6) Dr Isabelle Méresse : https://www.jim.fr/medecin/jimplus/tribune/e-docs/retraite_anticipee_les_medecins_du_travail_au_centre_du_dispositif_a_leur_corps_defendant__196008/document_edito.phtml

(7) Paul Nizan, Antoine Bloyé, Éditions Grasset et Fasquelle, 1933

 

______________

Crédit photo : StormPetrel1, Le goudronneur. Flickr

Nos éditos directement chez vous
Merci pour votre inscription !